Chapitre 3 (Nil)

Chapitre 3

La Spécialité

Bientôt, Nil aura douze ans. Bientôt, il recevra sa spécialité. Bientôt, il ne sera plus un enfant. Bientôt. Encore deux mois à attendre. Deux longs, interminables mois. Nil savait qu’il allait compter chaque seconde qui le rapprochait de son anniversaire, de sa Spécialité, de sa première chasse. Déjà, il commençait son compte à rebours.

Mia le trouva accroupi devant la cabane, à rêver. Le voyant à rien faire, elle lui demanda de l’aider à réparer les arcs. Pour la première fois, il refusa. Mia insista un peu, puis repartit. Elle comprenait que l’adolescence de Nil commençait. Et les problèmes. Le jeune garçon resta donc devant la cabane, à compter. Roy, près de lui, commença à faire sa toilette. Le tableau aurait été joli si le garçon ne faisait pas la tête… Il aurait aimé faire avancer le temps très vite, de plus en plus vite, pour arriver au jour de son anniversaire, le 8 avril.

Quand il ne comptait pas, Nil pensait à sa prochaine Spécialité. Il se demandait ce qu’elle allait être, comment le fiovela allait la lui donner, ce qu’il ressentirait quand il la recevrait… Voilà un des défauts de Nil : il se posait trop de questions.

Au bout d’un moment, Mia revint à la charge et lui proposa d’aller faire un tour.

•  Je peux aller faire un tour en forêt ? demanda Nil.
•  Nil… Tu sais très bien que c’est interdit… Les Fô’limans rôdent ! D’ailleurs, tu m’as fait la promesse que tu n’irais plus tout seul en forêt sans ma permission, soupira Mia.
• Ah bon ? Je ne m’en rappelle pas…
• Nil, ne joue pas à ça avec moi. Je sais que tu t’en rappelles. Tu avais sept ans… Ce que je te propose, là, c’est d’aller faire un tour dans le village avec Roy.
•  Pfff… Je n’ai pas envie… Je préfèrerais déjà avoir douze ans, râla le garçon.
• Bon, je te laisse perdre ton temps !

Et Mia disparut dans la cabane, énervée. Nil se renfonça dans ses pensées. Puis, Roy vint le pousser doucement. Le garçon comprit ce que voulait le jeune youm et se leva.

• Tu veux aller te promener dans le village, c’est ça ? Tu ne peux pas t’empêcher de me contredire, hein ? Oh, pourquoi mon ami et ma mère s’allient contre moi ?!

Nil, n’attendant pas de réponse, se mit à marcher au hasard, entre les cabanes du Tîî. Il fit exprès de marcher trop vite pour Roy. Il lui en voulait. Il en voulait à Mia. Et il voulait connaître sa Spécialité, il aurait tout donné pour la connaître à l’instant. Il aurait même donné Roy. Enfin, non, quand même pas… Tout à coup, une flamme jaillit juste devant lui. Nil recula brusquement et tomba sur les fesses. Stë riait.

• Ha, ha, ha, ha, ha ! Comment ça va, mon petit crétin ? Pas trop mal ? Ha, ha, ha ! », se moqua-t-il…

Nil avait complètement oublié la Spécialité de Stë… Maitriser le feu… Voilà une Spécialité qu’il aurait aimé avoir… Il se releva sans rien dire, et partit, Roy sur ses talons. De toutes façons, Stë était toujours plus fort et plus grand que Nil. En plus, il n’avait pas encore sa spécialité, et se battre contre Stë qui avait déjà la sienne… Nil fit remarquer à Roy :

• Tu as vu, il a coiffé ses cheveux en forme de flammes… Si moi j’avais par exemple… Euh… Le contrôle de l’eau ; je devrais me mouiller les cheveux ?

Il rit. Roy pas. Peut-on espérer d’un youm qu’il rie ? Nil savait que non. Mais les deux amis avaient d’autres moyens de communication. Les ronronnements, les caresses, les jeux et même les regards…

Nil resta silencieux un moment. Puis, comme il avait parlé d’eau, il décida d’aller se laver. Il courut jusqu’à leur cabane, pris la grande bassine rangée dans un coin et sortit sous le auvent. Mia, le voyant passer, lui demanda s’il s’était enfin décidé à sortir de ses pensées. Il ne répondit pas, et alla jusqu’au Trou, le puits du Tîî, avec sa grande bassine en bois. Nil la remplit, puis se rendit compte qu’il ne pourrait pas la ramener sous le auvent… Roy lui mordilla le pied et partit en direction de la cabane. Il revint quelques instants plus tard, Mia derrière lui. Nil comprit la ruse de Roy, et n’en fut pas ravi… Le jeune youm l’aidait pour son problème, mais en même temps, il l’obligeait à parler à Mia… Tout d’abord, la jeune femme regarda la bassine, comprit le problème et caressa Roy. Puis, elle leva la tête vers Nil :

• « Faut réfléchir avant d’agir, mon p’tit Nil, rigola-t-elle.
• Ne m’appelle pas « mon p’tit Nil » ! Je ne suis plus un bébé !
• Oh, arrête de te fâcher ! J’y suis pour rien si il faut encore attendre deux mois pour ta Spécialité...
• Pfff… J’en ai marre ! Je veux faire avancer le temps plus vite, pour arriver au bon jour !
• Nil, il n’y a pas de bon jour… Tous les jours sont bons…
• Maman, tu as très bien compris ! Et puis le 8 avril, il est meilleur que les autres. »

Mia ne râla même pas qu’il l’ait appelé maman. Elle fit demi-tour, et repartit à leur cabane. Nil lui cria d’attendre, que pardon, il était énervé contre les mois qui passaient lentement et qu’il avait hâte de connaître sa Spécialité. Mia l’embrassa sur le front, ils portèrent la bassine pleine d’eau jusque chez eux et Nil prit son bain.

Les deux mois passèrent lentement, mais ils passèrent quand même. Puis, ce fut le bon jour. Le 8 avril. Le jour de l’anniversaire de Nil. La coutume des douze ans, comme cela se disait, était d’ouvrir les cadeaux après avoir reçu la Spécialité. Nil savait ce qu’il était le plus impatient de découvrir.

Le fiovela vint le réveiller personnellement vers 7 heures pour lui remettre sa Spécialité. C’était un vieil homme, un très vieil homme. Il avait des cheveux gris clair en pétard et une petite barbe de trois jours. Nil le suivit jusque dans une toute petite cabane un peu à l’écart du Tîî. Quand le jeune garçon entra, il remarqua qu’il s’était trompé : la cabane n’était pas petite, elle était minuscule. Comme s’il avait lu sur son visage, le fiovela expliqua :

• Cette cabane est toute petite car elle a été la première du Tîî à être construite. Elle est parfaite pour les remises de Spécialités car il y fait chaud. Pour les anniversaires d’hiver, comment ferait-on, sinon ? Mes doigts seraient gelés et je ne pourrais pas donner les Spécialités…

Bon, Nil, donne-moi tes mains et ferme les yeux. Rappelle-toi de tous tes souvenirs, bon ou mauvais et fait-les passer dans mes mains…

• Et comment je les fais passer dans vos…
• Ne t’inquiète pas, il y passeront tous seuls, coupa le sorcier.
• Mais, je vais les garder quand même ?
• Oui, bien sur ! Je te les rendrai après…

Nil tendit ses mains, ferma les yeux, et réfléchit. Il se souvint du jour où il était tombé dans le Trou et où Mia l’avait repêché. Il se souvint du jour où il avait reçu une petite flûte, du jour où il avait pleuré parce qu’elle s’était cassée. Il se souvint quand il avait cuisiné des galettes de royas avec Mia… Du jour où il s’était battu avec Stë et qu’il s’était enfui dans… dans la forêt… Il se souvint des nuits étoilées en compagnie de Roy et Mia… Il se souvint de la dispute avec Mia et de leur réconciliation… Il se souvint de… Le sorcier lui avait lâché les mains.

• Intéressante, cette petite ballade en forêt ?
• Euh… Ben…
• Tu peux tout me raconter je ne dirai rien.

Ainsi, Nil raconta sans gène, sa fuite dans la forêt. Quand il eut fini, le sorcier lui proposa de lui remettre sa Spécialité. Nil sursauta presque, fut tout excité, mais commença à avoir peur… Le fiovela lui intima le calme et demanda :

• Une dernière chose ; peux-tu me dire qui est le youm avec qui tu as regardé les étoiles ?
• C’est Roy. On l’a trouvé blessé, on l’a soigné, et on l’a gardé. Ou plutôt, il est resté. Je l’ai appelé Roy parce qu’il adore les galettes de royas, expliqua Nil.
• Hmmmh… Intéressant. Bon, je vais finir par te faire sortir d’ici en oubliant de te remettre ta Spécialité ! Donne-moi tes mains et regarde-moi dans les yeux, lui ordonna le sorcier.

Nil obéit. Il se dit qu’il devait avoir l’air ridicule, mais il s’en fichait. Le vieil homme avait des yeux bleu clair, presque blancs. Il dit qu’il lui rendrait ses souvenirs en même temps que de lui donner sa Spécialité. Lentement, Nil sentit quelque chose se répandre dans tout son corps. Il aurait cru que son sang était en train de geler, mais de bouillir en même temps. La sensation monta jusqu'à sa tête et ses oreilles commencèrent à le démanger, le gratter et le chatouiller horriblement. Nil eut envie des les gratter jusqu’à les arracher. Puis, le vieil homme lui lâcha les mains, la sensation s’arrêta et Nil détourna le regard.

• Quelle Spécialité ai-je reçu ?

Nil se trémoussait sur sa chaise. Le fiovela posa ses mains sur les genoux et le tint fermement. Ce qui, curieusement, calma le garçon.

• Le rétrécissement. Tu peux te réduire autant que tu veux jusqu'à cette taille là, à peu près.

Le vieux sorcier montra un espace d’environ trois centimètres entre ses doigts. Ensuite, il lui fit signe de partir.

En sortant, Nil eut mal aux yeux de tant de soleil, après la petite cabane assez sombre. Il courut jusqu’à sa cabane. Bien qu’un peu déçu par sa Spécialité, Nil était excité à l’idée d’avoir un nouveau don. Mia l’attendait, assise sous le auvent. Elle sourit en le voyant arriver, et le questionna :

• Alors ?

Nil répéta les paroles du fiovela :

• Le rétrécissement. Je peux me réduire autant que je veux jusqu’à environ trois centimètres.
• Tu n’as pas l’air très content, dis donc…
• Bof. Comment je vais faire pour battre Stë avec cette Spécialité de nul ? Et pour la chasse ?
• Écoute, Nil. Viens sur mes genoux. Une Spécialité ne sert pas à impressionner ou à se battre ! Une Spécialité sert à aider les gens, à rendre service, à se sauver soi même, à s’amuser, éventuellement… Mais pas à faire la guerre ! Tu comprends ?
• Mouais… Mais je ne sais pas à quoi ça va me servir… Et pour la chasse, ça ne va pas m’aider…En plus, je ne vois pas le rapport avec mon caractère…
• Moi non plus… Peut-être que ça a un rapport avec ton entourage…
• Mhhh… Et comment j’essaie ?
• C’est simple, tu n’as qu’à y penser… Pour toi, ça doit être « je voudrais devenir, par exemple, grand de dix centimètres »…

Nil essaya. Il eut alors une drôle de sensation, comme si on l’écrasait des tous les côtés. Il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, il vit la grosse tête de Mia penchée sur lui. Il poussa un cri. Il était devenu tout petit ! Il s’approcha du pied de Mia et remarqua qu’il arrivait tout juste à sa cheville. Par contre sa voix, comme qui aurait pu le croire, n’était pas devenue plus aigüe, car il s’exclama d’une voix normale :

• Incroyable ! Vraiment incroyable ! Extra ! Super ! Cool ! Youpi !
• Tu vois que c’est une bonne Spécialité ! Je savais que tu te trompais !
• Oui… Mia, prends-moi dans ta main !

La jeune femme le fit grimper sur son doigt et le porta jusqu’à son épaule. Nil rit nerveusement. Tant d’émotions en une matinée ! Et tant de sensations nouvelles, toutes liées à sa Spécialité ! Mia proposa brusquement :

• Et si on allait chercher tes cadeaux ? Ragrandis-toi, j’arrive avec les cadeaux. Tu n’as qu’à penser « je veux redevenir de taille normale », à mon avis !
• D’accord !

Le garçon essaya. Parfait. Il pouvait, comme il voulait, se réduire puis se ragrandir quand il voulait ! Magnifique ! Il s’assit près de Roy en attendant Mia. Il lui gratouilla les oreilles du jeune youm qui ronronna. Enfin, Mia arriva. D’abord, Nil reçut un arc. Un très grand arc pour la chasse. À force de les réparer, elle avait appris à les construire… Il reçut aussi des flèches.

• « Il manque un cadeau. Celui de la part du sorcier. Il a dit que tu ne pourras l’ouvrir que le jour où tu sauras pourquoi tu as reçu cette Spécialité et à quoi elle pourrait bien te servir. Il m’a dit que les deux vont ensembles, expliqua-t-elle. À toi de trouver. »
• Tu ne peux pas me le dire ?
• Non, et pour une raison très simple : je ne sais pas pourquoi.

Nil, qui n’avait pas beaucoup dormi la nuit précédente, embrassa Mia et alla s’allonger sur le sac. Pelotonné contre Roy, il réfléchit un moment… À quoi pouvait bien servir cette Spécialité ? Et pourquoi le sorcier la lui avait-il donnée, pourquoi celle-là ? Trop fatigué pour beaucoup réfléchir, Nil enfonça son visage dans la fourrure de son ami et ferma les yeux.